Jésus prend son dernier repas avec les douze Apôtres dans la salle dite du « Cénacle ». Saint Paul et les évangélistes Marc, Luc et Matthieu rapportent les récits de la Cène au cours de laquelle, en prenant le pain et le vin, le Christ rend grâce et offre son Corps et son Sang pour le salut des hommes.
L’homélie de Mgr Denis Jachiet pour le Jeudi Saint 2023
“Alors que commencent pour nous les 3 jours saints, depuis hier soir à 21h nos frères juifs sont entrés dans la célébration de Pessah, la Pâque juive. Pendant une semaine, ils ne consomment pas d’aliments à base de levain et ils célèbrent la sortie d’Égypte et l’Exode.
Il me semble que cette coïncidence de date nous invite à nous laisser éclairer sur le sens de la Sainte Cène que nous célébrons ce soir : mémorial et service.”
Au cours de ce repas, Jésus va se mettre à genoux devant chacun de ses disciples et leur laver les pieds. Il prend la tenue de serviteur et dit : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous. » Au cours de la messe célébrée avec solennité, on répète le geste du lavement des pieds.
Après ce repas de la Cène, l’heure de l’épreuve approchant, le Christ se rend au jardin des Oliviers avec les apôtres pour veiller et prier.
Le Jeudi Saint, l’Église célèbre la messe « en mémoire de la Cène du Seigneur », puis le Saint Sacrement est déposé au « reposoir », l’autel est dépouillé, la croix est enlevée et voilée. Tout ce dépouillement : le Christ est entré dans sa passion, dépouillé de tout. C’est une nuit d’adoration, les fidèles s’unissent à la prière du Christ ce soir-là, en veillant auprès du Saint-Sacrement (le pain et le vin consacrés au cours de la messe) jusque tard dans la nuit.
Jésus lave les pieds de ses disciples et dit leur donner l’exemple. Mais que signifie imiter le Christ dans ce service des frères?
« Moi », dit Jésus, « je vous ai donné l’exemple ». Quel exemple nous a-t-il donné ? Devons-nous pratiquement laver les pieds de nos frères, chaque fois que nous passons à table ? Certainement pas seulement ça ! La réponse est dans l’Évangile : « Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ». (Mc 10, 44-45) (…)
Jésus nous a donné l’exemple d’une vie dépensée pour les autres, une vie devenue « pain rompu pour le monde ». En disant : faites, vous aussi, comme moi j’ai agi, Jésus institue donc la diakonia, c’est-à-dire le service, en l’élevant au titre de loi fondamentale ou, mieux, de style de vie et de modèle pour toutes les relations dans l’Église. Comme s’il disait à propos du lavement des pieds ce qu’il dit en instituant l’Eucharistie : « Faites ceci en mémoire de moi ».
L’esprit de service
Mais revenons à notre sujet. Il nous faut creuser le sens du mot « service », pour qu’il puisse devenir réel dans notre vie et que nous ne nous en tenions pas à de belles paroles. En soi, le service n’est pas une vertu. On ne trouve le mot diakonia, service, dans aucun catalogue des vertus ou des fruits de l’Esprit, d’après le Nouveau Testament. On en vient même à parler d’un service du péché (cf. Rm 6, 16) ou des idoles (cf. 1 Co 6, 9) qui n’a certainement rien d’un bon service. En soi, le service est neutre, il souligne une condition de vie, ou une manière d’entrer en rapport avec autrui dans son travail, une dépendance par rapport aux autres. Il peut même être un acte négatif s’il est fait sous la contrainte (esclavage), ou pour des motifs intéressés.
Aujourd’hui, tout le monde parle de service ; tous se disent en situation de service : le commerçant est au service de ses clients ; on dit de tous ceux qui exercent une fonction sociale qu’ils rendent service ou qu’ils sont de service. Il est bien évident que le service dont parle l’Évangile est tout autre chose même si, en soi, il n’exclut ni ne disqualifie forcément le service tel qu’on l’entend dans le monde. La différence est tout entière dans les motivations et l’attitude intérieure qui portent à rendre service.
Relisons le récit du lavement des pieds pour voir l’esprit dans lequel Jésus l’a accompli et ce qui l’a poussé à agir ainsi : « ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » (Jn 13, 1) Le service n’est pas une vertu, mais il trouve sa source dans les vertus, dans la charité, en premier lieu ; alors il est l’expression la plus noble du commandement nouveau. Le service est une manifestation de l’agapè, de cet amour qui « ne cherche pas son intérêt » (1 Co 13, 5) mais celui d’autrui, amour qui ne se recherche pas mais se donne. C’est une participation et une imitation de l’agir de Dieu qui, parce qu’il est « le Bien, tout le Bien, le Bien suprême » ne peut aimer et faire le bien que dans la gratuité, sans aucun intérêt propre.
C’est pourquoi le service évangélique, à l’opposé du service du monde, n’est pas l’apanage de l’inférieur, du besogneux, de celui qui n’a rien, mais plutôt l’apanage de celui qui a des biens, un poste élevé, du riche. En fait de service, à celui qui a beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé (cf. Lc 12, 48). Pour cette raison, Jésus le dit, dans son Église, celui qui gouverne doit être comme celui qui sert (Lc 22, 26) et celui qui est le premier doit être le serviteur de tous (Mc 10, 44). Le lavement des pieds est « le sacrement de l’autorité chrétienne », disait mon professeur d’exégèse à Fribourg, le Père Ceslas Spicq.
A côté de la gratuité, le service exprime une autre grande caractéristique de l’agapè divine, l’humilité. Par ces mots : « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres », Jésus veut dire : vous devez vous rendre mutuellement les services d’une humble charité. Charité et humilité réunies forment le service évangélique. Jésus dit dans l’Évangile : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ». (Mt 11, 29) Mais qu’a fait Jésus pour se dire humble ? Avait-il une faible estime de lui-même ou parlait-il humblement de sa personne ? Au contraire, dans l’épisode même du lavement des pieds, il se dit « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13).
Alors qu’a-t-il fait pour se dire « humble » ? Il est descendu pour servir ! Depuis le moment de son incarnation, il n’a fait que descendre, descendre, jusqu’à ce point extrême où on le voit à genoux laver les pieds des Apôtres. Quel frisson a dû parcourir les anges, de voir dans un tel abaissement le Fils de Dieu, sur lequel ils n’osent même pas fixer leur regard (cf. 1 P 1, 12). Le Créateur est à genoux devant la créature ! « Rougissez, cendre superbe : Dieu s’abaisse et vous vous élevez ! » disait saint Bernard[2]. Ainsi comprise – c’est-à-dire comme un abaissement pour servir – l’humilité est vraiment la manière royale de ressembler à Dieu et d’imiter l’Eucharistie dans notre vie.